En attendant l'inconnu Vous écoutez Déferlante, podcast provocateur... de plaisir. L'épisode de ce soir est la première partie d'un récit qui raconte une rencontre. Un week-end qu'une femme passera dans les bras d'un inconnu. *** Depuis des semaines, elle l'observait de loin, par écran interposé. Il était discret, et un peu en retrait sur le réseau social. Le moment venu, elle avait juste demandé: -"Auriez-vous envie de me rendre visite, ici, chez moi?" Il avait répondu: - "Oui, avec grand plaisir. J'y pense depuis un moment." Ah, tiens! C'est vrai? Aussi simplement que cela, le rendez-vous était pris, ils allaient se rencontrer dans une 10aine de jours. Il viendrait en tgv, elle irait l'attendre à la gare. Il avait voulu envoyer une photo de lui, elle avait refusé. "Non, je ne veux pas vous "reconnaître". Cela voudrait dire que j'ai déjà une idée de vous. Qui ne sera jamais vous. J'aimerais ne rien savoir et juste me rendre à l'évidence. Celle qui sera là, quand nous nous rencontrerons vraiment." Alors comment se reconnaître au plein milieu d'une foule qui grouille dans tous les sens? Elle lui avait écrit, en riant: - "Je ne vous ferai quand même pas le coup de la pancarte!" Alors, elle sera vêtue de noir, de la tête aux pieds. Et une écharpe rouge-sang autour du cou. Il trouvera bien. Pour une fois, elle n'avait pas envie de savoir où elle allait. Elle ne voulait rien connaître à l'avance. Et en attendant, un presque-dialogue avait lieu chaque jour. Des petits bouts d'échange, des bribes d'intimité naissante, des questions simples, du genre: - Avez-vous des allergies alimentaires? - Non, pas vraiment. Mais je ne mange ni choucroute, ni tripes, ni cervelle. - Que prenez-vous d'habitude au petit déjeuner? - Un café avec du lait sans lactose. Si possible. - Connaissez-vous la ville, voulez-vous visiter quelque chose en particulier? - Non. Mais je n'ai pas d'attente particulière, je vous suivrai où vous désirez aller. Elle lui posait ces questions, une par jour, et il répondait, simplement. Et vite. Ce contact semblait nécessaire, pour être sûrs que tout va bien. Que personne n'a changé d'avis. A vrai dire, d'une certaine façon, chacun cherchait à apprivoiser son excitation. Leur accord tenait en quelque mots: "on ne s'engage à rien, sauf à faire connaissance". Elle ne voulait pas avoir une image de lui. Elle se contentait de cet appel silencieux, de cette vibration, comme si l'univers lui chuchotait "va par là". Une envie qu'elle était incapable d'expliquer et qu'elle ne cherchait même pas à expliquer. Il fallait apprivoiser l'attente, qui semblait interminable. Alors qu'au fond... qu'est-ce que 10 petits jours dans la vie d'un être humain? Elle lui demanda un beau matin: - Y-a-t-il des choses que vous n'aimez pas chez vous? Il avait répondu: - "J'ai peut-être quelque kg en trop et je n'ai pas un beau visage." En lisant sa réponse, elle se demanda: "mais c'est quoi, un beau visage, en fait?" Est-ce qu'elle, elle avait un beau visage? Est-ce que lui, il aimerait son visage à elle? Alors, elle lui écrivit: - Quand vous serez là, en train d'avancer dans cette gare, en me cherchant du regard, prenez votre temps, ne vous précipitez pas. Ressentez bien tout ce qu'il y a à ressentir. Moi, je ne pourrai pas vous reconnaître, mais je ferai de même. Sachez qu'on trouve mon regard inconfortable, je n'y peux rien, c'est ainsi, mais je vous demande de me laisser vous regarder longuement, les yeux dans les yeux. Et puis, je vous dirai à l'oreille une chose vraie à-propos de votre visage. A partir de là, chaque soir, en se glissant sous les draps, elle regardait le côté droit du lit. Il était toujours vide, mais étrangement... elle pouvait ressentir une présence. Imaginer un corps masculin, qu'elle pourrait caresser à sa guise. Des bras qui pourraient l'envelopper. Imaginer un homme qui pourrait avoir envie à son tour de la caresser, de la lécher. Sans autre but que la caresser. Et sans autre espoir que la lécher. Calmement, sans se précipiter. Tout en douceur. Il avait juste dit: "je viens pour vous faire du bien, qu'importe de quelle façon. Je serai là pour vous, quelque soit la direction que prendra notre rencontre". Euh, mais vous savez quoi? Ce genre de message fait l'effet d'une boîte de macarons, on l'ouvre, et on a envie de goûter tous les parfums, l'un après l'autre. Se jeter dessus, et tout dévorer, ou alors... au contraire, se laisser envahir par les saveurs de l'un, avant de passer paresseusement au suivant. Quand son imagination s'emballait, elle se rappelait leur accord: ne pas anticiper, ne pas imaginer. Bah oui, il choisira probablement de dormir dans la chambre voisine. Ou dans la chambre au 2e étage, le lit est plus grand. Et il ne se passera probablement rien de...sexuel. Sensuel, oui, sûrement. Car c'était un élan partagé. Ils avaient en commun la même envie de douceur. D'intimité sans attentes, sans pré-requis, sans suite prévisible. A la limite, juste promener ses doigts sur le corps, et puis, le laisser faire de même. Elle imaginait trouver du plaisir justement dans le fait de renoncer à une finalité quelconque. Ne rien espérer de ce rendez-vous avec l'inconnu, dans les bras d'un parfait inconnu. N'empêche, par moments, elle imaginait qu'il pourrait avoir envie de la lécher, longuement, langoureusement... Sans qu'il s'attende forcément à être sucé. Ou au contraire, que...elle, elle ait envie de le sucer, longuement, par simple gourmandise, par plaisir pur, sans que la pipe ne soit forcément amenée jusqu'à l'éjaculation, ni suivie d'une pénétration cadencée. Au fond, ils avaient tous les deux envie de se défaire d'emblée de la suite "courue d'avance"... La suite prévisible, qui serait de mise lors d'une pareille rencontre: baiser, et puis c'est tout! Elle était curieuse: à quoi pouvait-il ressembler? Mais était-ce important, réellement? Non, car il venait pour lui faire du bien. Tard le soir, son esprit était accaparé par cette information toute simple: il n'a jamais été en couple, sauf une amourette quand il était ado. C'est un libertin. Qui préfère coucher avec des couples. Être le 3e dans une rencontre, le rend heureux, il trouve sa place dans cette mécanique délicate d'un couple qui se cherche un renouveau. Il adorait être une friandise à croquer sans culpabilité. Mais il vient quand même la voir, elle! Alors qu'elle n'est pas un couple à elle toute seule. Pourquoi donc cette visite alors? Dans le Larousse, la définition du "libertin" est: "qui mène une vie dissolue, qui est de mœurs très libres." Synonymes : débauché - dépravé - dévergondé - noceur - infidèle - séducteur. Le contraire de: puritain. Alors que dans le Robert, la définition était différente: "Libertin: qui recherche, avec un certain raffinement, les plaisirs charnels." Ahh, avec un certain raffinement? Elle s'empara de l'idée, du mot, de la sensation acidulée que celui-ci lui provoquait en bouche. On aurait dit un macaron au citron. Du sexe raffiné, alors? en tout cas, avec un raffinement certain. Elle se rendait bien compte que cette affirmation à elle seule entrainait une glissade vertigineuse entre ses cuisses. Une envie légèrement visqueuse, mi-épaisse, mi-caresse. Avouez, c'est cocasse! Attendre un inconnu et partir ainsi en vrille? Sans autre raison que l'imagination? Les deux nuits ensemble s'annonçaient prometteuses. Elle savait bien que le temps n'existait pas, mais, au fond, rien n'arrête le temps, ni ne l'accélère. Ainsi, les jours finirent pas passer, les uns derrière les autres, certains plus longs, d'autres plus courts, "métro, boulot, dodo". Ils se ressemblaient, ils s'enfilaient dans sa conscience comme des perles s'enfilent sur un collier. Et jeudi soir, comme d'habitude, elle lui envoya un message. Mais à la place de l'habituel "bonne nuit", elle écrivit juste: "à demain". Et ce changement apparemment mineur entraîna une chaleur débordante dans le bas-ventre. Elle vit les deux encoches vertes, il venait de lire le message, auquel il répondit de suite: "impatient d'y être". Et elle pensa, avant de s'endormir: "Demain, à cette heure-ci..." Elle n'osa pas penser plus loin. Un jour à la fois. Le lendemain matin, elle eût mal au ventre. Un noeud. Une tension. Elle fit semblant de lire ses emails, elle prit longuement une douche brûlante. Ensuite, elle choisit avec soin les vêtements noirs, elle s'habilla, mit un peu de parfum, un chouia de mascara, un baume à lèvres qui rehaussait vaguement le rouge naturel de sa bouche. Elle ajouta son écharpe en cachemire rouge et elle partit pour la Gare. Changer 2 trams. Ne pas s'impatienter. Ne pas se tromper de sortie. Oh, si! se tromper de sortie, et devoir traverser toute la grande gare, en regardant tous ces gens qui semblaient attendre... Ils attendaient quoi? un train, un amour? Commencer à faire les 100 pas devant l'arrivée des tgv. Mais tous ces gens qui voyagent! Mais qui sont-ils? Le tgv d'Amsterdam vient d'arriver. Celui de Paris sera là dans quelque minutes. Arpenter les 10 m de largeur devant l'échoppe des biscuits au beurre, Dandoy. Songer brièvement à faire demi-tour. Se trouver gamine ridicule. Scruter les voyageurs, dans l'espoir débile de le reconnaître un quart de seconde avant que lui ne la voie, histoire d'apercevoir sur son visage s'il sourit en la reconnaissant! Des hommes, des femmes, des jeunes, des plus âgés... Scanner ces visages et chercher le libertin 10 ans plus jeune qu'elle. L'homme providentiel par qui plein de bonnes choses peuvent arriver. Les minutes deviennent élastiques, les annonces résonnent dans la gare, et ces files de passagers que le couloir du tgv crache en continu, et ces gens... qui n'en finissent plus de passer indifférents à côté d'elle. Il a changé d'avis? Il se cache? Il n'est pas là? Elle ne lui plaît pas? Mais il est où, bordel? Enfin, un jeune homme tête rasée, barbe soignée, veste en cuir... se dirige tout droit vers elle. Il est là. Il a les yeux verts. Elle est heureuse, alors elle sourit. *** Vous avez écouté Déferlante, le podcast du désir.